Ce 19 juin 2025, j’organisais à l’Assemblée nationale un colloque consacré à un sujet qui me tient à cœur depuis plus de trente ans : le numérique et ses effets sur notre démocratie et sa pratique. Intitulée « Numérique et démocratie locale : quels enjeux ? », cette rencontre a réuni élus, chercheurs, journalistes et professionnels de la médiation numérique pour une matinée d’échanges passionnants autant que nécessaires. Mon objectif : faire dialoguer celles et ceux qui, sur le terrain, dans les collectivités, auprès de la jeunesse ou dans des institutions bien établies, vivent cette transformation numérique souvent à marche forcée.
Première table ronde : Raz-de-marée numérique : démocratie locale submergée
- Franck Confino, Expert en numérique
- Anne-Claire Dubreuil, Directrice de projet transformation numérique au Sicoval
- Camille Pouponneau, Ancienne maire de Pibrac
- Virginie Tournay, Directrice de recherches au CNRS
- Sandrine Turgis, Maître de conférences à l’Université de Rennes
Seconde table ronde : Désinformé.es, surinformé.es, formé.es ?
- Thomas Huchon, Auteur et journaliste
- Alice Bougnères, Directrice générale de Square Media
- Dorie Bruyas, Présidente de la MedNum
- Arthur Delaporte, Député du Calvados, co-rapporteur de la PPL Influenceurs
- Mostafa Fourar, Ancien recteur de l’Académie de Toulouse
- Willy Lafran, Fondateur des Rencontres de l’esprit critique
La démocratie à l’épreuve du numérique : failles systémiques et fractures sociales
Dans son introduction, Franck Confino l’a dit sans détour : l’IA s’apprête à « remplacer mille métiers », y compris ceux du politique. La première table ronde a très vite mis en lumière un paradoxe : alors que le numérique semble pouvoir rapprocher les citoyens des institutions, il fragilise dans le même temps les repères, les rythmes et les figures de notre démocratie locale. L’immédiateté, comme l’a exprimé Anne-Claire Dubreuil, « comprime les temps de réaction, appauvrit les échanges, et transforme finalement les élus en gestionnaires d’urgence ». En cela, il reconfigure le pouvoir lui-même.
Dans les échanges, une image s’est dessinée : celle du maire qui, à force de dématérialisation, devient « un simple guichet général », selon les mots de Camille Pouponneau. Ce glissement affaiblit la démocratie de proximité et dépolitise les élus locaux. Le numérique, censé simplifier, finit parfois par éloigner en creusant les inégalités d’accès et rendant les citoyens dépendants d’interfaces souvent opaques. La proximité politique, longtemps précieuse à l’échelle locale, s’érode sous les clics.
« Ce n’est pas seulement une transformation technologique que nous vivons, mais une crise du politique », analyse Virginie Tournay. La confiance dans les institutions vacille en même temps que le citoyen-usager est redéfini, tiraillé entre la personnalisation des services supposément profitable, et la perte patente de repères collectifs. Il convient alors de sauvegarder la proximité, pour ne pas que s’installe un fleuve entre administrés et élus, dont le numérique serait le lit.
En ce sens, il faut travailler à créer des interfaces qui suscitent de la confiance et ne supplantent jamais totalement le contact humain, former les élus pour qu’ils comprennent ce risque de créer de la distance, améliorer la médiation numérique… Mais pour réaliser tout cela, Sandrine Turgis rappelle l’État et l’Europe à leurs responsabilités d’accompagner les collectivités.
Car cette fracture n’est pas simplement technique ou sociale. Elle est culturelle, politique, cognitive même. Nous avons évoqué la désinformation, sujet de la seconde table ronde, non comme une menace extérieure, mais comme un symptôme d’une démocratie fragilisée. Les chiffres sont vertigineux : 15 milliards de vues pour des contenus de désinformation en cinq ans, selon Thomas Huchon. Soit, potentiellement, des millions de citoyens exposés, influencés, désorientés via les réseaux sociaux numériques ; et bien au-delà de la jeunesse.
Former, relier, protéger contre la désinformation
Les réponses ne viendront pas seules. Dorie Bruyas l’a rappelé avec force : il faut cesser de voir la formation au numérique comme une option ou un outil d’insertion. C’est un enjeu d’émancipation, de pacification sociale, de justice. Car comme Alice Bougnères l’a rappelé, « les jeunes ne sont pas crédules, mais souvent démunis ». Dès lors, former, c’est permettre à chacun de comprendre le monde dans lequel il évolue. Le danger vient de cette fatigue cognitive, de cette défiance diffuse qui pousse à rejeter ce qui dérange et à valider ce qui flatte. Or, cela ne se combat pas à coup de démentis ou de lois punitives : cela se combat par l’éducation, la médiation, la pluralité des regards. Et cela concerne tout le monde, dès l’école primaire, comme le disait Mostafa Fourar, mais aussi les adultes, les élus, les agents publics.
L’intervention d’Arthur Delaporte, député du Calvados, l’a bien montré : face aux logiques virales des plateformes, la parole publique peine à émerger, et ces deux mondes s’éloignent l’un de l’autre. La politique devient inaudible, faute de codes, de formats, d’outils adaptés. Il faut, dit-il, « artificialiser de l’intérêt » pour espérer avoir de l’écho. Réguler les plateformes, comprendre les algorithmes, reconstruire des espaces de confiance : tout cela demande du courage politique, des moyens, mais surtout une volonté partagée de reconstruire une démocratie adaptée à son temps.
Le législateur ne peut rester spectateur
Ce colloque ne doit pas être un point final. Les constats sont là, posés avec force si bien que les signaux faibles deviennent des signaux forts. La puissance publique ne peut plus se contenter de panser et d’attendre. Elle doit concevoir une politique ambitieuse et transversale du numérique, articulée entre inclusion, protection et souveraineté démocratique. Cela passe par l’État, bien sûr, mais aussi par les collectivités, les écoles, les associations, les citoyens eux-mêmes. Des initiatives telles que les Rencontres de l’esprit critiques, organisées par Willy Lafran, ou les ateliers menés par Square Media avec Alice Bougnères participent à ce travail de re-démocratisation de l’espace public et numérique. Elles doivent nous inspirer.
Je remercie chaleureusement l’ensemble des intervenant.e.s pour la richesse de leurs contributions. Il nous reste désormais à transformer ces paroles en actes politiques. C’est ce à quoi nous travaillons au sein de la Commission Supérieure du Numérique et des Postes (CSNP). L’avenir de notre démocratie locale, de notre lien social, de notre cohésion nationale, dépendent du sérieux que nous mettrons à agir autour du numérique.